Quand, ses études terminées, le jeune architecte est à même d’exercer son art, Vienne, où il est né, vit une importante transformation avec la démolition, vers 1860, des anciennes fortifications qui la cernaient. Se libère ainsi un large espace qui entoure la ville. Bientôt, est dessiné le Ring, ce fameux boulevard à la mode où vont se construire les palais de l’empire austro hongrois, le parlement autrichien, le Burgtheatre, la Bourse de Vienne, l’Opéra d’État (Staatsoper) et d’autres édifices, tous construits selon la conception pompeuse de ces années là, les grands styles classiques jusqu’à l’antiquité hellénique. Malgré son désir de participer au mouvement de renouvellement de la ville, Otto Wagner n’y parviendra pas ; il est régulièrement refusé aux multiples concours officiels qu’il tente, vraisemblablement du fait de sa vision trop novatrice de l’architecture.

Il trouve néanmoins sa place, en se saisissant de l’opportunité offerte par l’agrandissement de la population qui croit du simple au triple en 30 ans. Population qu’il faut loger, et pour laquelle la ville doit construire. Otto Wagner, lié par sa famille à la bonne bourgeoisie, quelque peu argenté, et doté aussi d’un carnet d’adresses, s’engage donc dans la construction « d’immeubles de rapport » comme on dit ; ces immeubles, comme on peut les voir encore aujourd’hui dans le centre de Vienne, étaient destinés à la location. Wagner les construit avec un grand souci de l’ornementation des façades – comme la Maison aux majoliques avec ses fleurs roses géantes, tapissées de carreaux de céramique –, comme des parties communes, escaliers, rampes de fer forgé, ornés de larges feuilles dorées, mosaïques au sol, luminaires. Souvent promoteur autant qu’architecte de ses constructions, Wagner, en attachant une grande importance aux façades des immeubles qu’il construit, s’en fait « le promoteur » au sens publicitaire du terme. Parce qu’ils étaient destinés à la location, mais aussi dans un souci d’utilitarisme, la conception des appartements est par contre assez banal, avec un souci de la vie pratique plus que de l’esthétique. Ces maisons de rapport aux façades remarquables contribuent à la renommée de l’architecte, et de par leur élégance, c’est un spectacle que Wagner offre à la ville de Vienne dont il devient de fait un urbaniste de première importance.

Maison aux Majoliques, Vienne

Mais pendant plus de trente ans et quantité de tentatives ratées aux concours, Otto Wagner a besoin d’une vraie reconnaissance qu’il va obtenir de deux façons. La première en 1894 du fait de sa nomination comme professeur à l’Académie des beaux-arts de Vienne. Son approche de l’enseignement ne ressemble à rien de connu ; en premier lieu, l’enseignement – et c’est étrange pour une école–, ne s’adresse pas à tous. Bien autant que des élèves, Wagner cherche des collaborateurs qu’il choisit en nombre restreint, en sélectionnant d’excellents dessinateurs ; l’enseignement ensuite, il le structure en 3 années, avec un programme novateur. La première année est consacrée à l’étude de l’architecture civile, les bâtiments d’habitation ; pendant la seconde année, les élèves travailleront sur l’architecture institutionnelle, les bâtiments publics dont l’empire a un besoin sans fin. Arrivés en troisième année, ils doivent travailler à un projet idéal, un peu comme en France où les étudiants en architecture préparent le concours du prix de Rome. La fonction qu’Otto Wagner attribue à l’enseignement est d’une extrême importance pour la diffusion de sa pensée. Vienne est encore, dans les années 1890, la capitale de l’immense Empire Austro-Hongrois, et l’académie des Beaux arts accueille des élèves venus des confins de l’Empire ; leurs études terminées, ils repartent, riches des idées et des savoirs de leur maître qu’ils défendront, dont ils diffuseront la pensée dans l’Europe entière.

A l’exposition de Chaillot, on voit tous ces dessins préparatoires aux chantiers du Maître, dans une fraîcheur totale. Ces magnifiques documents confiés à Chaillot par le Musée de Vienne appartenaient à l’origine à l’agence d’Otto Wagner. Ce qui paraît là, c’est le pragmatisme de Wagner comme on le retrouvera dans son œuvre manifeste, l’Architecture Moderne (Modern Architectur) publié en 1896, et second outil de la reconnaissance de Wagner. Il y expose les lignes fortes de sa pensée comme il les met en œuvre depuis 15 ans. Ce serait réducteur de le limiter à cette phrase « Rien qui ne soit fonctionnel ne pourra jamais être beau », et pourtant, c’est là que Wagner est novateur voire précurseur, c’est la nouvelle fonction, le nouveau rôle qu’il donne à l’architecture qui doit être de son temps, utiliser les nouveaux matériaux (fer, béton, aluminium), comprendre tout ce qui est innovant dans la société, pour que l’architecture serve au mieux la vie des gens , comme il l’écrit dans son livre manifeste : « Parmi les qualités les plus importantes [de l’architecte] se trouve la capacité de comprendre les besoins de l’homme » ; et pour que ça soit bien entendu, et que la corporation des architectes ne se sente pas dévalorisés par cette nouvelle approche de leur art, il n’hésite pas à mettre de son côté les grands anciens: « L’artiste moderne ne doit pas construire comme Bramante, Michel-Ange ou Fischer von Erlach, mais comme ces artistes construiraient s’ils vivaient de nos jours, parmi nous, s’ils connaissaient nos conquêtes, notre mode de vie, nos matériaux et techniques de constructions ».

Plus anecdotique, Wagner utilise un autre moyen pour faire connaître ses idées : c’est la promotion qu’il en fait, en présentant dans les revues, des photographies des différents lieux où il a vécu. Sa vie plutôt agitée, nous permet de le suivre avec intérêt. Pas trace de l’endroit où étaient installés sa compagne et leurs deux enfants ; puis, marié, nous connaissons son appartement du centre de Vienne où il vit avec sa première épouse et leur fille, puis après son divorce, l’hôtel particulier qu’il construit, à Vienne toujours, pour y vivre avec Louise, sa seconde femme, dont il est très amoureux, et leurs trois enfants. Enfin, c’est dans une villa sur les hauteurs de la ville qu’il habitera jusqu’à sa mort en 1918, quelque mois avant la fin de l’Empire Austro-Hongrois. A travers ces documents, ces réalisations, on voit comment il évolue vers ce qu’on appelle un art total.

L’Art total, Otto Wagner va en faire la démonstration dans ses multiples chantiers des premières années du XXe siècle où il œuvre sur tous les fronts avec un dénominateur commun, le fonctionnalisme appliqué à tout ce qu’il conçoit : bâtiments, meubles, objets. Dans les meubles que Wagner créent maintenant dans la foulée de l’architecture, il ne rejette pas systématiquement les motifs décoratifs mais en limite l’usage ; les nouveaux matériaux, verre, aluminium, sont privilégiés ; dans la conception des sièges, le premier souci est la solidité, sans renoncer mais seulement en second lieu, à une recherche d’élégance. Et il y parvient, il n’est qu’à voir les petits fauteuils, avec incrustations de métal, présentés à Chaillot.

C’est avec ce même principe qu’il conçoit le bureau des dépêches du Zeit, le grand journal de Vienne, au centre de la ville, dont Wagner va illustrer par ses choix architecturaux la fonction même d’un journal quotidien, être dans l’instant présent, au cœur de la ville : ainsi l’usage de l’aluminium en façade qui attire l’œil de loin, une typographie originale créée par Wagner lui-même. Dans les bureaux, des armoires monumentales, en bois presque noir, dont la façade est soulignée par des baguettes d’aluminium, les sièges, les tables, rien n’échappe à l’art total de Wagner.

Le bureau des dépêches du Zeit, Vienne

Simultanément Otto Wagner travaille à une œuvre monumentale, la construction sur le Ring, de la Caisse d’Epargne de la Poste – seule œuvre de l’architecte construite sur l’avenue mythique. L’affaire n’était pas gagnée, Wagner remporte le concours de haute lutte, face à trente-sept autres projets. Construit entre 1904 et 1912, cet ensemble de bâtiments est le chef-d’œuvre de l’art nouveau viennois et peut-être européen. La fonctionnalité est totalement privilégiée et les ornements s’inscrivent dans cet esprit utilitariste ; ainsi sur le marbre des façades rythmées par l’alignement des fenêtres, une multitude de boulons en fer plaqués d’aluminium éclatant qui rappellent les coffres anciens où l’argent était à l’abri. Les bâtiments extérieurs et leurs grandes fenêtres sur rues, entourent le cœur du bâtiment ; dans l’espace central, la grande salle où les clients sont reçus, l’architecture a quelque chose d’une gare, mais c’est l’éclairage naturel qui en fait la beauté. En surplomb de l’édifice, tenant lieu de toiture, une structure métallique supportant une verrière diffuse la lumière naturelle dans la salle. Le verre donc, comme l’aluminium et le béton armé sont les matériaux privilégiés. Nous sommes au tout début XXe siècle et l’on peut s’étonner de cet emploi précoce du béton armé, alors que, en France, Auguste Perret, hormis la création du Théâtre des Champs Elysées peinera presque jusqu’à la reconstruction du Havre, après la seconde guerre, pour faire reconnaître les qualités de ce matériau, c’est dire l’esprit novateur de Wagner.

Tous les chantiers se chevauchent entre 1900 et 1910, tous de nature différente, dont un immense ensemble multi-forme, un hôpital psychiatrique situé à quelques km à l’ouest de Vienne, hôpital qui reste un des plus modernes d’Europe. Premier prix au concourt, Wagner prendra en charge la construction d’une église, d’autant qu’il a toujours manifesté un intérêt pour l’art sacré. C’est l’église de Steinhof, dite aussi Eglise Saint Léopold, une œuvre majeure de Wagner dont on voit les dessins préparatoires (mine de plomb et aquarelle) à Chaillot. Avant d’entrée dans l’édifice proprement dite, il faut passer sous un portique couvert d’un auvent vert et or ; quatre solides colonnes surmontées par des anges soutiennent l’ensemble. La façade de l’église est décorée dans la partie haute de croix, guirlandes, feuilles de végétaux dorés ; les murs couverts de plaques de marbre blanc fixées par des boulons en cuivre, contrastent avec la coupole, au dessus du transept, sur laquelle sont fixées des feuilles de cuivre dorées. Artiste total encore, Wagner a également conçu les luminaires et les bancs ; esprit pratique, il a réfléchi à la visibilité que les fidèles auraient de l’autel selon les divers points de l’église ; il se serait même posé les questions de l’entretien de l’édifice. D’autres artistes sont intervenus sur l’aspect décoratif de cette église dont on dit qu’elle serait une des plus belles du XXe siècle.

Eglise Saint Léopold, Vienne

Une autre question est dans l’air en Europe depuis une dizaine d’années, c’est le métro, dont la ville de Vienne doit se doter, comme d’autres capitales. C’est Otto Wagner qui va assurer la conception du stadtbahn, avec 4 lignes dont il dessinera tous les éléments : les stations blanches rehaussées de vert, les ponts, les viaducs. Témoin de cette œuvre toujours visible dans la ville, la ravissante station de métro de la Karlplatz (1898), un édifice art nouveau des plus purs dont les motifs décoratifs floraux sont dues à l’architecte du palais de Sécession. On réalise bien comme ces stations de métro viennoises marquent le paysage, comme celles de Guimard à Paris, contribuant aussi à faire de Wagner, l’urbaniste majeur de la ville.

A la cité de l’architecture de Chaillot, on voit aussi des objets à caractère décoratif «usinés »   à partir de dessins d’Otto Wagner qui manifestent toute la diversité de son talent.
En sortant de la Cité de l’architecture, une idée s’impose : passer quelques jours à Vienne, pour suivre un parcours Otto Wagner. Il peut commencer par le plein centre de la ville, l’immeuble aux majoliques qui permet de faire un tour au marché aux puces en face ; puis le Ring bien sûr avec la Caisse d’Epargne repérable de loin, enfin la visite du Pavillon de la Karlplatz, suivie d’un tour dans le métro, sur les lignes où les stations de Wagner ponctuent le paysage.

Frédérique

Otto Wagner, Maître de l’Art nouveau viennois, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, jusqu’ au 16 mars 2020

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