Artistes confinés # 5 // Wagner Schwartz, Chorégraphe
17/04/2020
Nous avons interrogé plusieurs artistes pour comprendre ce que le confinement changeait à la pratique de leur art. Comment l’obligation de rester enfermé.e impacte-elle leur créativité ? Quelles sont les conséquences pratiques et matérielles du confinement sur leur organisation, leur situation ? Bref, comment continuer à être un ou une artiste en temps de confinement !
Artiste, chorégraphe et écrivain, Wagner Schwartz vit et travaille entre São Paulo et Paris. Auteur de huit créations depuis 2003, pour lesquelles il fut plusieurs fois primé, il est également interprète pour Rachid Ouramdane, Yves-Noël Genod ou Pierre Droulers, et a collaboré avec les cinéastes Judith Cahen et Masayasu Eguchi.
Dans quels états émotionnels te plonge le confinement obligatoire ?
Depuis que je suis enfant, j’ai l’habitude de fréquenter des espaces fermés pour éviter la violence extérieure. A l’école, au lieu de rejoindre les autres élèves dans la cour de récréation, je restais à la bibliothèque. Après les cours, je passais les après-midis chez moi pour éviter le harcèlement des voisins. À l’église, je priais à voix basse par peur que mes pêchés ne soient entendus par la congrégation ; dans ma chambre, je priais à haute voix. À la fac, je ne me sentais pas assez cultivé pour débattre avec mes camarades ; alors, je me réfugiais, encore une fois, à la bibliothèque. Un jour, dans les ateliers de danse contemporaine, un critique d’art m’a dit que je ne pouvais pas développer une carrière dans une chambre. J’ai commencé, alors, à fréquenter le théâtre. Généralement, un plateau mesure 10m2.
Aujourd’hui, de façon générale, je passe beaucoup de temps chez moi. J’y fais du yoga, j’écris de la poésie, des textes pour mes projets, des textes pour les réseaux sociaux. Je lis de la poésie, de la philosophie. Je regarde des films indépendants. J’écoute de la musique minimaliste, expérimentale, jazz, soul, post-punk, folk. Ma relation avec la rue est pratique, je fais des courses, je vais à la salle de sport, galeries, musées, cinéma, je visite mes ami.e.s, je vais voir les spectacles de ces mêmes ami.e.s ou des ami.e.s de mes ami.e.s. L’enfermement obligatoire est une réalité dans la vie de certains artistes.
« Rien ne vous tue un homme comme d’être obligé de représenter un pays » a écrit Jacques Vaché dans une lettre adressée à André Breton. Comme je ne veux pas me faire du mal, parfois, le mieux, c’est de rester à la maison. De cette façon, les états émotionnels qui me traversent pendant la quarantaine à Paris ne semblent pas avoir beaucoup changé. Aujourd’hui, j’ai peut-être enfin obtenu le rôle de la fourmi de La Fontaine.
Ces émotions sont-elles favorables à ta créativité ou au contraire t’inhibent-elles ?
L’obligation favorise la créativité. Les forces autoritaires ont elles tendance à exiger la fuite des auteurs.
L’obligation de rester chez toi te rend-elle plus prolifique ? Au contraire, l’enfermement et l’isolement t’empêchent-ils de pratiquer ton art ?
Je pratique mon art chez moi. Dehors, quand il y a une opportunité. En ce moment, en répondant à vos questions, je pratique. Et, encore une fois, je suis chez moi.
Quelles solutions, quelles nouvelles habitudes as-tu déjà mises en place dans ton activité artistique ? En bref, sens-tu que tu écris différemment ?
J’ai dû vivre en confinement pendant un certain temps parce que des personnes que je ne connaissais pas m’ont menacé de mort. Cette fois-ci, la menace provient d’un virus, les deux sont invisibles. Nous sommes menacés par ce que nous ne voyons pas. Nous sommes constamment menacés par la peur. C’est elle qui nous enferme. Je ne me sens pas confiné, je me sens à l’abri. Pendant la période où j’ai été menacé de mort avec véhémence, j’ai été obligé de disparaître. En ce moment, aussi, je ne suis pas dans la rue. J’ai un toit. L’autre jour, en allant au supermarché, j’ai croisé deux personnes sans-abri. Elles ne peuvent pas répondre à l’injonction « rester à la maison ». Comment sont-elles considérées ? Juste après avoir vécu cette rencontre, j’ai écrit ceci.
« L’air de la rue, comme à la campagne. Sur le toit de la maison, des oiseaux. Le ciel sans avions. L’eau du canal, limpide. Je vais au supermarché. Deux personnes dans la rue, les mêmes que je vois depuis dix ans. La rue est la maison, tout comme la maison est le corps. Je ne sais pas s’ils comprennent pourquoi ils sont un peu plus seuls, pourquoi les magasins sont fermés ou même pourquoi les gens portent des masques. Je ne veux pas penser pour ces gens. Je ne peux qu’entendre la voix de ceux qui vivent dans ma tête ; ceux, dans la rue, je peux à peine les regarder. Je dois rentrer chez moi, manger, poster mon indignation contre le président du pays où je suis né sur les réseaux sociaux, même si je sais : Bolsonaro représente le Brésil colonial qui soutient l’extermination depuis que ce dernier a été alphabétisé par une langue étrangère, celui qui a été instruit dans cette langue peut faire la distinction entre un virus et un génocide.
Eh bien, je fais du bruit à ma fenêtre car le Brésil colonial n’est plus d’actualité, j’insiste sur le bonheur pour faire en sorte qu’il advienne, je compte les jours avant de sortir des consignes de confinement ; tandis qu’elles sont haïes par les sans-abri affamés, elles me servent de prétexte pour rester chez moi. Très bien. Finalement, je ne me sens plus ermite. Je suis un héros, je sauve des vies grâce à la mise en quarantaine que j’ai entamée bien avant les efforts des gouvernants pour sauver le monde. »
Le contexte sanitaire et la situation de confinement t’inspirent-ils, influencent-ils déjà ta production artistique ? Ressens-tu le besoin/l’envie de t’exprimer à travers ton art sur l’épidémie et la situation ?
Je ne sais pas encore comment transformer l’effet de cette épidémie en objet d’art. Je consulte les poètes des siècles précédents. Shakespeare, par exemple, propose : « Je pourrais être enfermé dans une coquille de noix, et me regarder comme le roi d’un espace infini ». Nous devons nous rappeler que cette phrase a été écrite au XVIe siècle, lors de la révolution astronomique. Quand Copernic déclare que le Soleil est le centre du cosmos et non la Terre, l’humanité perd sa position privilégiée, elle s’énerve. La Terre n’est rien de plus qu’une planète comme les autres et, encore, tournant toujours autour d’elle-même. Il est important de noter que cette citation d’Hamlet diffusée sur le web généralement omet la suite, la condition : « Je pourrais vivre dans une coquille de noix et me considérer comme le roi de l’espace infini, si je n’avais pas de cauchemars » — nostalgie de l’axe du monde.
Ces jours-ci, j’ai regardé Le Décaméron, de Pasolini. La force de ce film s’inscrit dans la perspective, dans la façon de transformer le tabou en totem. La scène finale est émouvante, lorsque les assistants édentés, affectés par des conditions sanitaires limites, célèbrent avec l’artiste la nouvelle œuvre récemment terminée qui apportera du réconfort spirituel aux habitants de la ville où ils habitent. L’artiste boit avec eux le meilleur vin maison : « à notre santé ». Les assistants réagissent : « ce vin est lisse à la santé de celui qui le pisse ». La joie, c’est le sens qu’ils ont donné au confinement, au temps infini de réalisation de la peinture sur le mur de l’église. Après avoir porté le toast, l’artiste s’éloigne du groupe, contemple sa peinture, se parle à lui-même et à nous, qui l’observons de l’autre côté de la toile (un artiste sait qu’il y a toujours quelqu’un qui le regarde) : « Perché realizzare un’opera quando è così bello sognarla soltanto? » (« Pourquoi réaliser une œuvre quand on peut se contenter de la rêver seulement ? »)
Crains-tu pour ta situation financière et plus généralement pour ton activité artistique après le confinement ?
La situation financière m’inquiète. Très peu d’artistes ont la possibilité de présenter leur travail. Beaucoup d’entre eux sont prédestinés à l’oubli. Mais, la crainte actuelle est que nous ne sommes toujours pas en mesure de prédire la texture de l’invisibilité que cette épidémie apportera. Quels travaux seront infectés par le coronavirus ? Quels artistes seront mis en quarantaine ?
Propos recueillis par Marie
Pour en savoir plus sur Wagner Schwartz :
Jamais ensemble mais en même temps/Nunca juntos mas ao mesmo tempo, récit de Wagner Schwartz, éditeur Nós (2018)
Photo de couverture : Yuji Kodato
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