Inselberg

Lundi 20 février, la comédienne et metteuse en scène Morgane Lory et le musicien Matthieu Canaguier interpréteront à la Loge le mystérieux poème  de Mallarmé Hérodiade. Avec  ce spectacle-concert - dans la continuité de la recherche amorcée avec  Cette personne-là, performance hypnotique pour un public allongé - le duo d’artistes invite à plonger dans le Mystère fragmentaire et inachevé de Stéphane Mallarmé et explore une fois encore, le fascinant univers du théâtre mental.  Percée dans  les coulisses de la création...

Lundi 20 février, la comédienne et metteuse en scène Morgane Lory et le musicien Matthieu Canaguier interpréteront à la Loge le mystérieux poème  de Mallarmé Hérodiade. Avec  ce spectacle-concert – dans la continuité de la recherche amorcée avec  Cette personne-là, performance hypnotique pour un public allongé – le duo d’artistes invite à plonger dans le Mystère fragmentaire et inachevé de Stéphane Mallarmé et explore une fois encore, le fascinant univers du théâtre mental.  Percée dans  les coulisses de la création…

« J’ai enfin commencé mon Hérodiade. Avec terreur, car j’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit »

Stéphane Mallarmé, 1864.

Comment définiriez-vous ce nouveau spectacle ?

Matthieu : Hérodiade est la première composition d’un groupe qu’on est en train de monter qui s’appelle Inselberg. Le 20 février, nous donnons notre premier concert.

Pourquoi Inselberg ? Qu’est-ce que ça signifie ?

Matthieu : Inselberg signifie « île-montagne », « île de pierre ». Ça évoque un refuge ou un sanctuaire. On avait envie de partir de cette image. Ce groupe est aussi notre refuge artistique.

Inselberg vous offre-t-il un espace d’expérimentation artistique plus personnelle ?

Morgane : C’est un espace assez protéiforme qui n’est ni Aluk Todolo ni DDN et qui permet d’envisager des choses très ouvertes, en termes de genre et de forme. Pour moi, c’est un espace de réaffirmation du chant. Avec Hérodiade, on ouvre un champ qui était en jachère ou en potentiel depuis très longtemps.

Vous êtes deux artistes inscrits dans des univers différents, Morgane dans le théâtre et toi Matthieu dans la musique, comment ça s’est passé pendant les répétitions, comment ces univers se sont-ils rencontrés, accordés ?

Matthieu : Comme dans un groupe de rock, on a fait des essais. C’est parti de lectures, d’improvisation, de répétitions, de motifs, jusqu’à ce que les mélodies émergent. Je n’ai pas composé des mélodies pour la voix, c’est quelque chose d’organique qui s’est construit à partir du texte.

Morgane : Je n’ai pas la même expérience musicale que Matthieu, même si j’ai chanté 5 ans dans un groupe où j’écrivais mes propres textes et mes lignes mélodiques. C’est un peu la question sempiternelle : qu’est ce qui précède quoi, dans la musique, quand il y a du texte ? Comment ça s’agence ? Qui est force motrice des premières bribes de travail ? Ici c’est sûr que le texte était premier. Puisqu’il nous était extérieur.

Ce projet a été un endroit d’apprentissage d’une nouvelle forme de collaboration. Jusqu’à présent Matthieu était mon collaborateur, mais sur des projets dont j’avais déjà la pensée. Dans Inselberg, nous travaillons de manière autonome, c’est-à-dire qu’on travaille ensemble dans un espace de travail. Il teste des choses, moi aussi et on avance pas à pas, sans qu’il y en ait un qui ait le lead.

Matthieu : Pour moi c’est plus évident. Je fais du métal et du rock depuis que j’ai 15 ans. J’ai fait ce que j’ai habitude de faire quand on monte un groupe : on joue ensemble. Il y a deux niveaux : celui de la répétition, on branche les instruments, on improvise, on recherche quelque chose d’organique. Morgane dit « autonome et ensemble », c’est exactement ça : quand la voix, qu’elle soit chantée ou parlée, accroche le son, là, on sait qu’on est dans la composition, que c’est en train de se construire.

Et puis, il y a un autre niveau, plus théorique qui est Hérodiade de Mallarmé. Ce texte qui se présente comme un Mystère et qui en soi, est très particulier. Et on s’est dit qu’on allait l’interpréter comme un Mystère : c’est-à-dire comme une pièce initiatique, comme un texte hermétique dont la compréhension échappe à la lecture, mais que la performance permet de ressentir, de visualiser.

Morgane : Hérodiade est essentiellement écrit en alexandrins, et l’alexandrin est une des bases de la formation théâtrale – je suis arrivée sur ce projet avec un cadre de pensée qui était très théâtral et parfois très sclérosant. Parfois je renvoyais à Matthieu des questions qui, pour lui, n’avaient aucune importance ou ne faisaient pas sens.

Pendant longtemps, je me suis demandée : comment traiter l’alexandrin ? est-ce qu’il y a un espace scénographique ? On s’est aussi posé la question du rituel : est-ce qu’il y a des objets, des accessoires rituels, etc ? Il m’a fallu du temps pour revenir à l’évidence que c’était un concert, et me défaire d’un certain formatage.

Il t’a donc fallu te départir de tes habitudes théâtrales ?

Matthieu : Le texte est hermétique, et ce qui est intéressant dans l’écriture de Mallarmé, c’est que les mots sont choisis au-delà de leur signification. Il y a plein de raisons pour lesquelles ces mots sont là : le sens qu’ils provoquent, la sonorité, la musicalité, etc.

Certaines phrases sont très rythmiques, d’autres comme de la matière, très brutes.

Morgane : Il y a cette idée que les mots, les vers sont des formules magiques… J’avais pour ma part travaillé sur des extraits d’Hérodiade, en atelier théâtral, lors d’un training d’acteurs. J’ai quand même le sentiment Matthieu que tu avais déjà des idées de matières sonores. C’étaient des pistes encore floues, des influences, mais sur lesquelles je me suis calée : un univers qui n’était pas que celui de Mallarmé.

Et ça t’aidait ?

Morgane : Très clairement. Très tôt, il y a eu un univers musical assez fort. Matthieu savait déjà sur quelles matières il avait envie de travailler, même si ça a évolué dans le temps.

Ce rapport à la matière, me fait penser au travail de composition de la violoncelliste Séverine Ballon : elle sculpte le son. Avez-vous eu besoin de sculpter la matière pour faire émerger le langage ?

Morgane : Je n’ai pas eu à sculpter un langage parce que j’avais à m’adapter à un langage. On est resté très fidèles à Mallarmé. A part un montage d’une scène théâtrale à deux personnages – que j’ai transformée un monologue, et quelques vers que j’ai coupés de l’Incantation – tous les autres textes sont in extenso.

Je suis très peu intervenue sur la matière, j’essayais de trouver comment la faire exister, la faire sonner, vibrer et trouver le rythme qui me semblait le plus propice… En fait, si on reprend la métaphore de la sculpture, je dirais que c’est un peu comme la citation de Michel Ange : « je casse le bloc de pierre jusqu’à ce que la sculpture apparaisse ». Moi je module ma voix jusqu’à ce qu’elle se moule dans les rythmes internes et dans les images que je suppose que Mallarmé voulait générer. Même si ça passe par mon imaginaire.

Plus j’avance, plus les images se diversifient. Je découvre la complexité des images possibles et des abords possibles : du passage entre la sonorité et l’image mentale, les double sens, le signifiant, le symbole, ce à quoi il renvoie.
Ce qui rapproche aussi ce projet du théâtre, c’est qu’il faut apprendre le texte pour pouvoir aller au bout de ce que je crois être l’écriture de Mallarmé : il faut visualiser, le voir à l’intérieur. Donc il faut pouvoir fermer les yeux. Autant la mémoire c’est un muscle, et je trouve ça en règle générale assez simple d’apprendre des texte, autant apprendre Mallarmé, c’est très compliqué. Parce qu’il n’y a pas de sujet, on ne sait pas de quoi il parle, les constructions sont hyper étranges et déstabilisantes. Mais le travail mémoriel a participé à sculpter mon imaginaire pour entrer dans cette langue.

Cet apprentissage m’a aidée à comprendre une narration. En tant qu’interprète, ça revenait à faire un travail dramaturgique – qui a nourri la construction musicale : je sais que tel mot de l’Ouverture résonne avec tel mot du Cantique ou du Final. Alors la musique peut aussi jouer de correspondances internes. Matthieu n’a peut-être pas la nécessité de saisir cela, car il n’est pas dans la répétition des termes… Mais de mon côté, j’ai quand même l’impression d’avoir fait un gros travail de compréhension du sens.

En assistant à votre spectacle on est submergée par des sensations, des images qui forment  langage, est-ce ce que vous avez voulu livrer, ce langage vous l’avez pensé en montant le spectacle ?

Morgane : Je suis incapable aujourd’hui de lire Hérodiade en ayant la moindre idée de ce que les gens entendent pour la première fois. Dans le dossier de presse, j’ai choisi des extraits assez simples, et qui avaient été signifiants pour ceux qui étaient venus en répétition : les anciens désaccords avec le corps, j’attends une chose inconnue, etc.

Mais quand je dis « Ni le dais sépulcral à la déserte moire » -cette phrase, a priori assez incompréhensible, est pour moi totalement inscrite dans une narration ésotérique. Je sais très précisément ce qui s’est passé avant, comment je le dis et pourquoi je le dis. Donc j’ai complètement perdu l’hermétisme. J’ai été complètement initiée à ce texte.

Matthieu : Ça me semble presque impossible de faire accéder au sens. On s’est posé cette question : à quoi permet-on d’accéder pour ceux qui l’entendent pour la première fois ?

Il y a des choses qu’on a comprises qu’au bout de la cinquantième lecture. Nous transmettons les images, les sensations. Et nous devons accepter que le sens qu’elles vont avoir, entre elles, ou pour chaque spectateur, cela ne peut pas nous appartenir.

Ça me rappelle le film Lucifer rising de Kenneth Anger. On peut comprendre chaque image pour elle-même. Mais le sens entre elles appartient à chaque spectateur, qui va les regarder selon son degré d’initiation à la magie, ou selon son rapport sensoriel à cet enchaînement d’images. S’il y avait une grande influence pour moi par rapport à notre travail, ce serait ce film, dont la musique est incroyable – et qui participe beaucoup à la compréhension du film. Et c’est aussi un film magique, rituel, codifié et purement sensoriel, psychédélique.

Morgane : Oui, au cinéma, quand deux images sont associées au montage, le point de fuite est à l’intérieur du spectateur. C’est ce qui est compliqué avec l’écriture de manière générale : le sens « rationnel » résout, il clôt le rapport qu’il y a entre deux mots. Surtout s’il y a une narration, qui induit une direction donnée à l’agencement des mots. Mais comme Mallarmé se sert des mots pour qu’ils provoquent des images internes, sa langue crée autant de narrations que d’auditeurs. Ce qui est très difficile à faire émerger, dans des écritures théâtrales narratives.

Ce qui est plus facile en poésie…

Morgane : Oui c’est le principe de la poésie, c’est sûr. Ce que  Mallarmé dit, c’est que le théâtre est un art mental. Les mots gênèrent des images. Chacun se fait son cinéma quand il lit de la poésie. Si le théâtre devient l’espace dans lequel on fait passer la poésie par des corps, il y a ce que l’on donne à voir à l’extérieur et ce que l’on donne à voir par l’intérieur. Et c’est un champ d’exploration passionnant !

Comment est-ce que ça va être mis en scène? Est-ce que le public va vous voir ? Ou serez-vous plongés dans le noir comme dans Cette personne-là ?

Morgane : On a décidé de ne quasiment pas le traiter, un petit peu en lumière mais à peine … parce que je crois une chose et son contraire ! Je crois que ça se joue à l’intérieur des gens et en même temps, je sais que la fascination à regarder un interprète peut aussi centrer le spectateur.

Matthieu : La réponse dépend du lieu où l’on se produit. La première aura lieu dans un théâtre, un lieu qui induit un certain type d’écoute où les gens sont assis, etc., mais si on doit le jouer dans un bar, dans un squat ou une forêt, on s’adaptera au lieu. S’il n’y a pas de lumière, il n’y a pas de lumière. Et s’il y en a trop, il y en a trop.

Ça me fait penser à un groupe indonésien que j’aime beaucoup qui s’appelle Senawa que je trouve incroyable. Quand ils jouent, il y a une pauvre lumière sur scène, tout est déglingué autour d’eux. Puis ils se mettent à jouer et là, tu es pris par quelque chose qui te happe. Parfois en effet, tu fermes les yeux pour n’être que dans le son, et parfois tu as envie de les voir, même s’ils bougent à peine… Il ne faut pas rendre le contexte trop solennel.

Morgane : Mais le corps est habité. Dans la dimension rituelle ou dans la dimension presque de transe, de magie, le corps est habité par la langue. Donc le corps de l’interprète raconte quelque chose du texte aussi, je crois. Le corps raconte ce que c’est d’être traversé par le langage, traversé par le rythme, par le son, c’est comme prendre plaisir à regarder les mouvements d’archet d’un orchestre.

Il y a un côté très contemplatif en fait, on est traversé par des émotions qu’on peut observer…

Morgane : Pour moi c’est assez difficile à savoir, c’est très physique. J’ai deux ou trois recettes internes : j’adresse le poème à Mallarmé et ça a réglé beaucoup de choses. Claude Régy disait dans une interview vouloir : « s’adresser aux morts à travers les vivants ». Pour moi c’est quelque chose de très fort, qui pose l’endroit de la prise de parole : un rapport au sacré, au rituel. Je m’adresse à un mort en particulier, celui qui a rêvé ce texte pendant trente-cinq ans, à travers des gens qui sont présents. On n’incarne pas des personnages. C’est autre chose qui est en jeu. On est vecteur de quelque chose, d’un esprit.

Tu n’incarnes pas du tout ?

Morgane : Je prends en charge une partition qui est la totalité d’Hérodiade, je prends en charge une fonction, je suis une sorte de prêtresse ou d’officiante. Je suis, dans le cadre d’un rite initiatique que nous amorçons avec Matthieu, en situation d’initier un auditoire à la puissance du verbe – et le tout est offert à Mallarmé. Donc j’incarne une fonction. Et je nourris cette fonction de moi, d’un imaginaire que Mallarmé induit, mais  aussi de choses qui me dépassent, d’Antonin Artaud par exemple, etc.

Et puis je commence à comprendre que les différents états d’incarnation ne sont pas liés à des hypothétiques personnages, mais à une certaine modalité d’habiter son propre corps : je n’habite pas mon corps de la même manière sur l’Incantation (où il faut chanter fort – être très ancrée, etc.) ou sur le Prélude (où il s’agit au contraire d’être traversée par des images). Parfois il faut être très présente, parfois il faut être très absente – s’absenter pour laisser la place à l’imaginaire du spectateur.

C’est loin d’être clair ce que l’incarnation signifie dans la pratique théâtrale. Mais aller vers des exercices comme ceux-là, tout comme travailler Racine, c’est revenir à des fondamentaux qui ensuite peuvent nous permettre de tout travailler. C’est tellement puissant ce qui se joue, et mystérieux en même temps.

Et toi Matthieu ce côté puissant et mystérieux de Mallarmé qu’est-ce que ça t’inspire ?

Matthieu : La musique a été composée à partir des images venues du poème et inspirée par la structure de ce texte. J’espère qu’on fait une musique puissante et mystérieuse parce que c’est la musique que j’ai envie de jouer, dans tous mes projets.

Propos recueillis par Marie

HÉRODIADE Inselberg
20 Février à 20H00 à la Loge
Texte : Stéphane Mallarmé
Composition et interprétation : Inselberg – Paris
Voix : Morgane Lory
Instruments : Matthieu Canaguier

 


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Charlotte PALMA - Auteur

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