Interview // Heidi Wood, plasticienne

Plasticienne d’origine australienne qui vit en France depuis 1989, année fatidique qui a vu tomber le mur de Berlin, Heidi Wood est diplômée de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Ses œuvres sont présentes dans des collections régionales (FRAC Ile-de-France, Poitou-Charentes, Haute Normandie), nationale (FNAC) et industrielle (Collection d’art de Renault). En 2013 elle a exposé au Musée national Fernand-Léger. Echanges entre le sculpteur, photographe, ergonome Pierre Rabardel et l'artiste sur son parcours et son évolution artistique.

Le sculpteur, photographe et ergonome Pierre Rabardel, a interrogé l’artiste plasticienne, Heidi Wood, sur son parcours artistique qui ne cesse de questionner le monde qui nous entoure, particulièrement en cette période covidée et confinée.

 

… tu m’as dit tout à l’heure que tu te sens encore dans un moment de transition

Je me suis sentie de plus en plus bloquée dans mon parcours artistique. J’avais mis en place un système qu’il fallait bousculer.

Mon travail s’appuyait sur une sorte de tourisme alternatif où j’allais dans des endroits un peu déclassés pour réaliser des campagnes de promotion touristique décalées. Une ville de banlieue d’île de France, des recoins de l’ex-empire Soviétique, des zones désindustrialisées, des destinations désenclavées par les vols low-cost… Je réalisais un répertoire de pictogrammes exprimant l’essentiel physique de ces lieux, comme des sortes de sous-titres. Et je produisais des œuvres à partir de ce répertoire. Ça pouvait être une campagne d’affichage sur les panneaux publicitaires d’une ville, des assiettes-souvenirs, des bibelots touristiques ou un syndicat d’initiative fictif, par exemple.

 

Tissu urbain 3 & 5, 2015, panneaux en aluminium, peinture de carrosserie, 126 cm de diamètre

 

 

Assiettes-souvenirs (architecture) 4 – 6, 2013, assiette en porcelaine, peinture céramique, 27 cm de diamètre

Trousse à crayons, projet Vacances d’hiver, 2011 – 2012, bâche imprimée, ruban, fermeture éclair, 15 x 21 cm

 

Ça a duré dix années de voyage et de tourisme studieux. Progressivement ça m’a semblé trop simpliste par rapport à la complexité des endroits que je visitais : cette façon systématique de poser un regard pictographique sur les lieux avait tendance à affaiblir leur spécificité, ne leur rendait pas vraiment justice. La lecture de la théorie de la traduction et la distinction entre traduction cibliste et sourcière m’a mise devant les limites de mon approche.

Alors j’ai décidé de faire une pause d’un an et je me suis inscrite  à Paris 8 dans le département des arts plastiques pour me donner un outillage théorique afin de repartir.

 

… ?

Quand on fait une traduction soit on favorise les lecteurs, c’est le choix cibliste qu’on assimile parfois à une colonisation du texte d’origine. Soit on privilégie la source, quitte à rendre perplexe le lecteur : c’est la traduction sourcière. Cette théorie m’a permis de remettre en cause radicalement ma façon résolument cibliste de procéder. La lisibilité privilégiée par la voie cibliste produit un éloignement de la source, un formatage. En suivant cette voie, au lieu de rendre hommage à ces lieux particuliers que j’affectionne, je participais à l’aplatissement de leur spécificité.
J’ai pris conscience qu’il y avait dans cette pratique une idéologie, à l’œuvre malgré moi, qui ne correspondait pas aux valeurs auxquelles je pensais adhérer.

C’était ça que j’étais venue chercher à la fac et aussi une étape ultime d’apprentissage de cette langue française, qui n’est pas la mienne et qui m’échappe toujours, pour pouvoir intégrer l’écriture dans mon travail. Si je tiens à écrire en français c’est parce que je vis en France. Avec l’idée que le travail visuel pouvait être amélioré, devait être complexifié par une couche de lecture.

À Paris 8 j’ai travaillé sur Fish Story d’Allan Sekula, une œuvre très représentative de la pratique vers laquelle je voulais aller. Sekula utilise de façon exemplaire textes et images en champ contre-champ pour étudier le transport maritime et permettre une compréhension fine du contexte politique. Réalisée à partir de 1989, c’est une œuvre qui marque une rupture avec sa pratique d’avant de marxiste engagé ayant une écriture militante. Il se renouvelle, cherchant une manière détournée de poursuivre la lutte des classes à l’ère post-communiste, tout en intégrant l’essor de la politique identitaire.

En parallèle de ce travail en direction du texte, j’ai commencé à construire une nouvelle écriture visuelle en utilisant des éléments du monde pour le projet spécifique de cette année-là : Cartographie d’une année sans voyage.  On y trouve notamment des extraits de correspondance administrative liée à ma naturalisation et des anecdotes sur l’occupation de Paris 8 par des exilés.

 

Extrait de Cartographie d’une année sans voyage, 2018

 

Le journal que j’envoie dans les boîtes mails prolonge cette écriture visuelle et textuelle. Je l’ai commencé avec les gilets jaunes en cherchant des traces de conflit dans la rue, mais aussi en réfléchissant autour des nouvelles pratiques inadmissibles de surveillance, genre « évaluez votre livreur ». On demande constamment à chacun de nous de fliquer ceux qui nous fournissent des services. Dans ce premier journal, j’ai mis en parallèle ces transformations profondes des rapports entre les consommateurs et les travailleurs avec les tensions sociales dont témoignaient les manifestations des gilets jaunes. Ensuite le Covid est arrivé et c’est devenu mon journal confiné.

 

Extrait du Journal 01/2020

 

 

Avec le journal ce sont aussi des mots qui arrivent dans tes œuvres ?

Au début les mots étaient absents de ma pratique artistique puis ils sont montés progressivement dans l’entourage de mes tableaux alors qu’ils étaient déjà par ailleurs extrêmement présents dans mes activités d’enseignement d’anglais, de traduction et de sous-titrage. Dans mon cheminement actuel il y a une unité de mes activités qui se construit. Le travail des mots qui était alimentaire devient partie intégrante de mon travail artistique.

 

Extrait du Journal 04/2020

 

Ce « tournant narratif » remonte à mes origines australiennes, pays dans lequel toute culture élitiste est extrêmement suspecte. Très peu d’artistes visuels y ont une reconnaissance dans l’espace public culturel. La seule forme culturelle qui soit admise au sein de la culture populaire c’est raconter des histoires.

La cohabitation texte image est la forme narrative vers laquelle je vais maintenant. J’ai débuté par la peinture abstraite, poursuivi vers un détournement de la communication (des logos, panneaux indicateurs, des slogans publicitaires, etc.) et maintenant vais vers un langage au service d’un regard sur le monde.

 

Et ton site internet ?

Suite à mon année universitaire, je l’ai refondé afin qu’il devienne moins prévisible, un parcours avec des embuches. J’ai rajouté des fonctionnalités un peu décalées. Par exemple des propositions de détour surgissent dans les diaporamas. On est en train de regarder des peintures ou autre et une carte Détour surgit, si on clique on se retrouve sur une autre page avec des images, des bribes de texte, tout ça n’est pas très cohérent, une sorte d’ambiance où on avance, et puis à un moment donné on se retrouve propulsé ailleurs dans le site. Les détours sont des moments d’absurdité qui viennent dérégler la visite de mes archives.

 

Capture d’écran d’un Détour, 2018 hébergé sur heidiwood.net

 

Il y a aussi Oracle une sorte de jeux de carte électronique avec tirage aléatoire qui formule des prophéties, des bouts d’analyse complotistes, ce genre de choses. Ça ressemble à un jeu de divination mais on ne sait pas vraiment ce que c’est. Je cherche à restituer l’ambiance Covid, la soif de réponses et l’impossibilité d’en avoir. L’esprit d’un lieu, d’un temps.

 

Capture d’écran du jeu de carte électronique Oracle, 2020 hébergé sur heidiwood.net

 

Tu as quitté ta galerie il y a quelques années ?

La relation était devenue stérile et aboutissait à un blocage mais je pouvais d’autant moins lui en vouloir puisque je n’étais plus convaincue moi-même de l’intérêt de ma démarche. J’étais déjà dans un processus de travail où ma recherche fondamentale se faisait sur ordinateur, seuls quelques objets étaient réalisés à partir de cette recherche pour alimenter la galerie. À une époque, je proposais des tableaux à choisir sur catalogue : ils étaient réalisés seulement s’ils étaient achetés. Plus tard, j’annonçais que les tableaux seraient détruits au bout de cinq ans s’ils n’avaient pas trouvé preneur. C’était une façon de dépouiller totalement l’œuvre de son aura. Peut-être que c’est pour cela que les collectionneurs n’en ont pas voulu ? Maintenant je ne fais presque plus d’objets intermédiaires comme des tableaux, des photos encadrées ou autres. Il n’y a plus grande chose entre le PDF et l’œuvre monumentale que je crée dans le cadre du 1% artistique. Avec les commandes publiques, je propose un projet qui n’est réalisé que s’il remporte le concours. Dans un premier temps, l’œuvre est une fiction. Les répertoires créés pendant les périodes de recherche s’adaptent à un contexte, aux usagers. Si le projet est réalisé, les images sortent de l’ordinateur et prennent vie dans l’espace public. Et puis, ces commandes me font vivre, permettant d’autres cycles de recherche.

 

Le chemin qui est devant toi comment l’imagines-tu ?

J’ai très peu de visibilité, je suis en suspension dans ce monde covidé qui attend de voir ce qu’il va devenir. Depuis cinq ans je sens que je suis en mouvement vers quelque chose mais je ne sais pas quoi. J’ai dégagé une méthode qui doit trouver une forme pérenne, dans des publications ou ailleurs. Je suis peut-être devenue à moitié sourcière… Champ contre-champ, image texte, raconter des histoires. Depuis un an, le dialogue avec le public dans des centres d’art me manque. J’ai soif d’exposer à nouveau.

 

Propos recueillis par Pierre Rabardel, Sculpteur, photographe et Professeur émérite en psychologie et ergonomie, Université Paris 8.

 

Pour découvrir le journal covidé de Heidi Wood c’est ici et son site internet c’est là 

Pour découvrir le site internet de Pierre Rabardel c’est ici

 

Extrait du Journal 04/2020

 

Extrait du Journal 06/2020

 

 

 

 

 

 

 

 


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Revue Bancal - Auteur

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