Littérature // Le sourire de Martha Argerich
16/02/2021
Dans son dernier livre, "Yoga", Emmanuel Carrère évoque le sourire éclatant et presque enfantin qui se dessine sur visage de la jeune Martha Argerich tandis qu'elle joue au piano la Polonaise héroïque de Chopin. Un moment de joie pure pour la pianiste, de joie pure pour le lecteur qui se délecte de la description sublime et haletante des secondes qui précèdent cet instant de grâce et enfin de joie pure pour le lecteur curieux qui aura visionné la vidéo complète comme le lui suggère l'écrivain. Nous recommandons d'ailleurs à tous de savourer le sourire solaire et contagieux de la musicienne pour le plaisir simple qu'il procure immédiatement.
« Martha Argerich est portée par ce retour du thème, elle le prend comme un surfeur prend la vague. Elle s’y abandonne totalement, elle ne tient plus dans le cadre, elle donne un coup de tête qui la fait sortir vers la gauche avec sa masse de cheveux noirs, elle disparaît un instant et quand elle revient dans le cadre après son coup de tête elle a un sourire. Et alors là… Il dure très peu de temps, ce sourire de petite fille, ce sourire qui vient à la fois de l’enfance et de la musique, ce sourire de joie pure. Il dure exactement cinq secondes, de 5’ 30’’ à 5’ 35’’, mais pendant ces cinq secondes on a entrevu le paradis. Elle y a été, elle, cinq secondes mais cinq secondes suffisent, et en la regardant on y a accès. Par procuration mais accès. On sait qu’il existe. » Emmanuel Carrère, Yoga
Ce ravissement capté par la caméra sur le visage de la pianiste alors que quelques secondes plus tôt s’y lisait une extrême concentration ressemble à un irrésistible abandon et à une véritable expression de joie pure comme le décrit si bien Emmanuel Carrère. Cet état rappelle l’état de grâce mis en images par Pixar dans le film d’animation Soul : celui que ressentent les artistes et les âmes passionnées lorsqu’ils et elles s’adonnent pleinement à leur passion et se trouvent dans un état maximal de satisfaction et d’accomplissement. Dans le dessin animé, cet état de grâce les fait temporairement rejoindre une zone du paradis au milieu des autres âmes touchées par la joie pure. Si un tel lieu existe, nul doute que Martha Argerich y a séjourné le temps d’un sourire.
Si ce sourire nous fait tant de bien, c’est peut-être parce nous en sommes largement privés en ce moment, le masque dissimulant de façon omniprésente nos bouches riantes ou boudeuses. Et pourtant, malgré les masques, malgré la déprime générale, subsistent des moments de joie, porteurs d’espoirs comme le sourire de la femen Sofia Sept lors de la manifestation organisée pour soutenir Julie – qui accuse de viols vingt pompiers alors qu’elle était âgée de moins de 15 ans – dans son combat judiciaire. Ce sourire caché derrière un masque est adressé à une jeune fille qu’elle tient entre ses mains ; il exprime la détermination, la joie des luttes collectives et la conviction qu’un jour les violences s’arrêteront. Ce sourire nous fait entrevoir un bout de paradis, la possibilité d’une société qui a cessé de maltraiter les femmes. Pour reprendre Emmanuel Carrère, « [Sofia sept] y a été, elle, cinq secondes mais cinq secondes suffisent, et en la regardant on y a accès. Par procuration mais accès. On sait [que cette possibilité] existe. »
Céline
Yoga, roman d’Emmanuel Carrère, éditions POL (août 2020)
Soul, film d’animation américain de Pete Docter, Kemp Powers, avec Omar Sy, Camille Cottin, Ramzy Bedia (décembre 2020)
Femen pour Julie, photographie de Nikita Fedrov, https://www.thecontrast.fr, Instagram : @nikitafedrov
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