Scène // Ce qui se manifeste

Comment la quête de connaissances façonne-t-elle notre rapport au monde ? Dans « Ce qui se manifeste (qu’en est-il de l’arrière-monde ?)», deuxième volet du projet de recherche-création « Persona – enquête sur les modes de croyance », la compagnie DDN explore les liens profonds entre sciences et croyances. Entre témoignages authentiques et fictions métaphysiques, le spectacle invite à suivre une enquête où la soif de connaissance dialogue avec l'intime. La metteuse en scène Morgane Lory a accepté de nous confier les inspirations profondes et le cheminement créatif qui ont donné naissance à ce spectacle introspectif.

Dans quel contexte le spectacle Ce qui se manifeste s’inscrit ?

Ce spectacle s’inscrit dans un projet au long cours de recherche-création. Au départ, il s’agissait d’un projet de thèse où je voulais travailler sur les différents modes d’existence dans l’espace théâtral. Je voulais interroger, à l’aune de la pensée anthropologique de Philippe Descola, l’espace théâtral comme un lieu où l’on peut à la fois croire et ne pas croire. Un lieu où l’on peut faire coexister différents rapports au monde, aux modes de croyance, qu’elles soient rationalistes ou animistes. Un lieu où l’on peut construire des objets qui permettent la coexistence de ces rapports.

N’ayant pas obtenu de bourse de doctorat, très vite, je me suis dit qu’on allait mener ce projet de recherche au sein de la compagnie. Deux spectacles en sont nés. Vers l’invisible, dont le sous-titre est croire, pratiquer, imaginer, et Ce qui se manifeste, qui est plus précisément orienté sur la question du lien entre sciences et croyances.

 

Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce lien entre sciences et croyances ?

Cette question m’avait déjà titillée lors d’un précédent projet que j’avais mené autour du philosophe Bertrand Russell, et de son travail sur la logique et les fondements mathématiques. En écrivant ce spectacle, j’avais été marquée par des trajectoires de scientifiques éminemment célèbres, notamment Newton, dont la dimension mystique et ésotérique avait été complètement mise de côté.

J’avais le désir de creuser le lien entre les croyances d’une personne et les recherches qu’elle mène dans les domaines supposément plus rationnels, notamment dans les sciences dures. Un autre personnage m’a beaucoup marquée, c’est le logicien Kurt Gödel, qui a révolutionné la logique au XXe siècle. Il imaginait pourtant posséder un organe de réception, l’œil pinéal, au niveau de l’hypophyse, qui était, selon lui, un organe permettant d’accéder au monde des mathématiques.

Je m’intéresse depuis longtemps à toutes ces questions-là : qu’est-ce que l’intuition, comment se forment les idées, comment les croyances influent-elles sur la recherche ? Le protocole de travail que j’ai proposé à l’équipe de DDN, quand on s’est lancé sur Ce qui se manifeste ouvrait deux pistes : soit partir d’un chercheur ou une chercheuse du passé et essayer d’enquêter sur son référentiel de croyances, soit aller interviewer des chercheur.es contemporain.es, et leur demander si els avaient l’impression d’être influencé.es par des croyances.

Cette proposition nous a conduit à nous intéresser à C.G.Jung et à sa correspondance avec l’éminent physicien Wolfgang Pauli, prix Nobel et pionnier de la physique quantique. Jung et Pauli ont essayé de tisser un lien entre les découvertes de la physique quantique et les découvertes de la psychanalyse, notamment autour des notions de synchronicité et d’inconscient collectif. La quête commune de ces deux personnes, issues de disciplines extrêmement différentes, m’a semblé être un bon point d’entrée d’écriture.

Par ailleurs, j’ai commencé à travailler sur ce deuxième volet à la fin du premier confinement. Dans la compagnie, on a un rituel très prégnant : on tire les cartes du tarot au début de chaque journée de travail. C’est un rituel actif depuis presque dix ans. Une des premières personnes que j’ai revues après le confinement, c’est un des comédiens de la compagnie, Romain Pichard. On a tiré une carte de tarot ensemble, et c’était la carte de la guérison. J’ai eu l’intuition que cette question de la guérison devait faire partie des thématiques de travail. Je ne savais encore pas comment les relier, mais j’ai élargi notre champ de recherche à « sciences, croyances et guérison».

Ce pan a ouvert l’autre axe de recherche présent dans le spectacle : l’interview de médecins d’une part, mais aussi de thérapeutes ayant des pratiques considérées comme alternatives. Je voulais notamment creuser la notion de douance et les guérisons inexpliquées. Les comédiens ont interviewé des personnes pratiquant l’hypnose, une maïeusthésiste, et j’ai rencontré de mon côté un ostéo, dont j’avais entendu parler précédemment, qu’on surnommait le « chamane de Béthune ».

Un dernier point d’entrée, c’est la question de l’imagination prophétique et de l’imaginal, concept que j’avais déjà rencontré, via le travail de l’islamologue Henry Corbin.  Et puis, au début de la phase de recherche, j’ai rencontré lors d’une soirée un islamologue bourré – et je lui ai proposé de l’interviewer.

Dans notre spectacle précédent, Vers l’invisible, il y avait assez peu de choses sur l’islam. En abordant l’islamologie, j’ai eu la chance de rencontrer quelqu’un qui appliquait une rigueur méthodologique et scientifique à l’étude d’objets sacrés.

Voilà comment on en est arrivé à construire une fiction documentée et documentaire : j’ai créé des personnages fictionnels qui permettent de faire le lien entre les différentes personnes qu’on a interviewées. Le spectacle mixe des scènes totalement fictionnelles et des interviews menées avec des personnes réelles.

 

Quel est ton attente sur la portée que peut avoir ce spectacle ? Qu’est-ce que tu as envie de transmettre et de questionner chez les gens avec ce spectacle?

À travers le projet de recherche-création Persona, je revendique de faire un théâtre métaphysique. Je veux que les gens qui viennent assister à cette série de travaux bénéficient d’un temps de méditation et de réflexion ludique, sur ce à quoi ils croient. J’ai aussi envie de renouer avec cette tradition rituelle et sacrée du théâtre, au regard de nos questionnements contemporains. Sans dogmatisme, sans se prendre trop au sérieux, mais tout en étant rigoureux et sincères dans les contenus proposés.

La croyance que je questionne n’est pas nécessairement une religion instituée, c’est une croyance qui va influer sur ta manière de travailler, de vivre, parfois de manière inconsciente. L’endroit où la croyance m’intéresse, c’est l’endroit où elle est agissante, où elle produit des effets.

On a trop peu d’espace dans la société offrant la possibilité de réfléchir collectivement à ça sans conflit, sans chercher à convaincre qu’une personne a tort ou raison de croire ou de ne pas croire. Alors que c’est une question qui traverse l’histoire de l’humanité. L’être humain s’est toujours demandé s’il y avait des forces organisatrices qui le dépassaient ou si tout pouvait s’expliquer.

On continue à parler à notre ordinateur ou à taper sur une machine en pensant que ça va la faire fonctionner. On continue d’avoir des pratiques très animistes avec les objets qui nous entourent. Cognitivement, l’humain cherche du sens en permanence. Je manque de spectacles qui m’offrent la possibilité de réfléchir et de rêver à ça, d’en faire une matière poétique, réflexive et ludique.

Un chercheur m’a dit qu’il trouvait que je sacralisais les sciences dans mon approche. Je crois qu’au contraire, c’est le fait de décorréler à ce point les sciences des croyances qui est une forme de sacralisation de la rationalité. Pourquoi la British Library a-t-elle conservé tous les textes scientifiques de Newton et n’a gardé aucun de ses textes ésotériques? Pourquoi a-t-on scindé cette personne alors que, très clairement, Newton a été ce qu’il a été, justement parce qu’il avait une pensée singulière et une mystique ?

Avec ce projet, mon désir était de relier différentes aspirations qui traversent l’humanité. Il y a un vertige à vouloir comprendre. Je trouve intéressant de donner à voir ce vertige existentiel. C’est une matière théâtrale fabuleuse. J’avais envie de faire un spectacle peuplé de chercheur.es incarné.es, porté.es par leur foi, par leur désir de comprendre. Mais ce sont aussi des êtres confrontés aux limites de cette quête.

Faire un théâtre qui réhabilite la beauté du monde, l’émerveillement qu’on peut avoir par rapport aux forces qui agissent sur ce monde – mais montrer également les conditions concrètes dans lesquelles ce savoir est produit : les logiques de concurrence, de domination, de précarité parfois, de celleux qui consacrent leur vie au quotidien à faire avancer les connaissances.

Je pense aussi que j’avais envie de me coltiner un petit défi. Dire : je suis une meuf et je peux faire un spectacle sur la physique quantique. Je peux faire un truc correct scientifiquement et qui reste drôle, accessible et poétique. J’aime bien les partitions impossibles.

Les formes que je propose sont denses, mais je ne cherche pas à ce que les gens me suivent pas-à-pas. Mon objectif n’est pas que les gens ressortent en ayant « tout compris ». Mais je souhaite qu’iels ressortent en ayant du désir, de la curiosité et des questionnements.

Ce qui m’importe, c’est de proposer une expérience mentale et psychique pendant la durée du spectacle. Et si la personne décroche pendant dix minutes parce qu’elle est dans ses propres pensées, dans son imaginaire, si elle se fait son théâtre dans sa tête, c’est trop bien.

Dans tous les spectacles on ne chope jamais la totalité de ce qui est raconté. Il existe des narrations plus ou moins simples, complexes ou intriquées. J’aime qu’il y ait plusieurs degrés de narration dans les spectacles. J’aime qu’il ait du méta-théâtre, qu’on interroge le processus de création à l’intérieur de l’œuvre.

 

Pour ce spectacle, comment fais-tu coexister différents degrés de narration ?

Ça passe par deux personnages, intercesseurs entre les entretiens et la fiction. Ces personnages fictifs, Niels et Hildegarde, jeunes thésards, sont amenés à rencontrer des chercheur.es. La fiction permet de créer « ces passeurs »- des figures de transition et d’attachement : on s’attache à leurs problématiques intimes, à travers leur amitié. Mais cette relation amicale est aussi un moteur de savoir.

Il me semblait également important de donner à voir différents endroits de production d’idées : certaines scènes se passent dans des lieux très académiques, mais je voulais rendre hommage au café comme lieu de production du savoir. Les idées échangées de manière intuitive entre étudiants, amis, artistes, chercheurs, dans des cadres informels sont tout aussi fécondes que ce qui va se raconter lors d’un colloque ou dans une thèse.

David Bessis dans son livre Mathématica explique que l’outil principal de l’évolution de la pensée mathématique, ce sont les discussions informelles. Les moments où les gens échangent, sans avoir encore trouvé le cadre méthodologique qui leur permette de valider leurs résultats. Je voulais que le café soit un lieu central de ce spectacle. C’est pourquoi beaucoup de scènes sont situées dans un bar, l’Athanor Club. Le bar, c’est aussi le lieu de l’ivresse, d’un état de conscience modifié, qui peut (parfois) être un accélérateur de pensée.

©Marcella Barbieri

Un autre endroit est abordé dans le spectacle, c’est l’association d’éducation populaire où Niels est embauché. Faire coexister ces espaces, c’est une façon de dé-hiérarchiser, de changer notre rapport à ce qui serait un lieu noble de production de pensée.

Tous les jours, les gens au bar disent de la merde mais des choses géniales s’y racontent aussi ! Notre pensée est influencée par tout ce qu’on entend, des bribes, parfois une phrase dans le métro… Ça aussi, ça participe de la production de la pensée et, potentiellement de la production du savoir.

Je voulais aussi donner une vraie place à l’intuition : ce moment où tu sens que tu tiens quelque chose même si tu ne sais pas encore dire pourquoi et comment.

Pour moi, ce spectacle est aussi la mise en forme d’une intuition, autour du concept d’imaginal. J’ai voulu creuser l’intuition que si on accepte, comme fondement métaphysique, l’existence d’espaces intermédiaires reliés à d’autres plans de réalité – alors on peut comprendre tout à la fois, le mathématicien qui voit une équation, le prophète qui a une vision, le thérapeute voyant qui voit dans ton genou une image liée à ton passé.

 

Dirais-tu que la pièce revêt un aspect féministe ?

En effet, tout un raisonnement féministe innerve ce travail, notamment autour de la question des savoirs situés. Quand nous présentons un personnage, nous tentons d’exposer d’où émerge son point de vue.

Il y a également, dans la structure de la pièce, un retournement central : la deuxième partie du spectacle est beaucoup plus axée sur les penseuses que sur les penseurs, pour «compenser » l’asymétrie liée à au processus d’invisibilisation des femmes qui traverse l’histoire des sciences. Parallèlement aux entretiens menés, nous nous sommes inspiré.es de chercheuses telles que l’anthropologue Nastassja Martin, la biologiste Lynn Margulis, ou l’astrophysicienne et militante afro-féministe Chanda Prescod-Weinstein.

Le spectacle est donc traversé par un ensemble de réflexions sur la place des femmes dans le champ scientifique, sur le rôle des femmes de l’ombre et sur celles qu’on tend à effacer. L’écriture s’empare aussi de situations concrètes, notamment l’impact de la parentalité sur les carrières. C’est un « arrière-monde » que j’avais à cœur d’éclairer !

 

Tu m’as dit que c’était une question qu’on te posait beaucoup, alors je la pose aussi, est-ce que tu crois ce que tu racontes dans ton spectacle?

Croire ou ne pas croire, à un certain endroit, ce n’est pas mon problème. Ce qui m’intéresse, c’est donner à voir une diversité de points de vue. Mais je n’irai pas dire que je n’y crois pas. Je n’irai pas dire que le chamane de Béthune affabule ou qu’il est fou. Je pense que l’imagination prophétique est un concept opératoire pour essayer de théoriser, de comprendre les visions médiumniques.

 

Tu t’intéresses aussi au statut du spectateur, que peux-tu nous dire à ce sujet ?

La question de l’émancipation des spectateurs et spectatrices est une question essentielle. Je postule l’intelligence de mes spectateurs, je postule l’intelligence des gens qui vont recevoir ça.

Ça ne me fait pas peur d’aborder des sujets complexes, parce que je sais que les gens vont s’en saisir. Ils sont libres d’en faire ce qu’ils veulent, ils peuvent ne rien en faire, faire leur propre sauce, je ne suis pas dépositaire du sens. J’ai des raisons et des intentions. Mais ce que les gens feront, ça ne me regarde pas et je postule profondément que chacun fera son chemin. Certains oublieront, d’autres y repenseront, verront le contraire de ce que j’ai voulu mettre, créeront du sens que je n’ai pas vu. Le point de fuite d’un spectacle est dans la tête du spectateur.

C’est une des raisons qui me pousse à faire des spectacles. Je veux aborder des choses qui n’ont, de mon point de vue, pas encore été abordées, afin de générer de nouvelles idées, de nouveaux imaginaires, de nouveaux rêves, de nouveaux désirs dans la tête des personnes qui viennent me voir. L’humour est aussi un levier pour que les gens se sentent à l’aise et aptes à entrer dans des pensées complexes, dans des domaines que peut-être ils ignorent totalement.

Postuler l’émancipation du spectateur, son intelligence singulière, la richesse des sens qu’il va produire est fondamental. Cela nécessite en revanche de créer des espaces ouverts, de proposer des croisements, des hybridations.

 

Et la danse, quelle place revêt-elle ?

Ça été pour moi une aventure inédite, qui s’est vite imposée pour rendre la pensée vibrante : toute une part de la « com-préhension » passe par la partition chorégraphique, écrite et incarnée par Lucie Blain.

 

©Marcella Barbieri

La Danseuse est un personnage à part entière, une présence qui traverse le spectacle. Parfois simple observatrice, notre visée était aussi pour certaines scènes, de donner au public la possibilité d’écouter une pensée complexe, tout en entrant dans un rapport de conscience modifiée, par la focalisation sur un corps en mouvement. Cette dissociation de l’attention génère une autre forme d’écoute et de réception. Le travail s’est construit en collaboration avec Claire Besuelle, qui a été la dramaturge de ce spectacle et qui a apporté son précieux regard chorégraphique.

Je crois que les pensées ne sont jamais dépourvues d’affect, ni séparées du corps. C’est toujours le corps qui parle, c’est le corps qui transmet la puissance idéelle. C’est un processus alchimique :  la transformation de la matière en esprit et de l’esprit en matière. Nous travaillons à un théâtre alchimique, au sens où nous cherchons à atteindre une forme d’indifférenciation entre ce qui serait de l’ordre du spirituel et du matériel.

Le théâtre est un art multimodal, il convoque l’écriture, le corps, la musique, le jeu, la danse. Je ne me lasse pas de la diversité des interactions possibles et de la porosité de ce qui se joue à l’endroit de ces interactions multiples.

Je ne veux pas créer un espace théâtral moins complexe que notre réel, notre quotidien. L’intensité qui nous traverse en permanence, c’est une matière que le théâtre sait rendre de manière incroyablement puissante et singulière.

 

Ce qui se manifeste (qu’en est-il de l’arrière monde ?) Cie du Don des Nues

Distribution

Avec Lucie Blain, Julien Crépin, Christelle Larra, Jade Lohé, Romain Pichard, Serguei Ryschenkow, Nadège Sellier, Geoffroy Vernin.

Texte et mise en scène : Morgane Lory

Assistanat à la mise en scène : Léo Nivet

Dramaturgie : Claire Besuelle

Création musicale et régie : Matthieu Canaguier

Création Lumière : Julien Crépin

Scénographie : Marinette Buchy

Soutiens : Lilas en Scène, cie JimOe
Production : DDN

Vendredi 22 novembre à 20h, samedi 23 à 17h


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Marie Bationo - Auteur

Marie est éditrice et co-fondatrice de la revue Bancal.

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