Théâtre // Après le silence, récit intime du racisme
28/11/2022
Après plusieurs spectacles créés avec des équipes européennes, Christiane Jatahy revient à sa terre natale, le Brésil. Adapté du roman "Torto Arado" ("La Charrue tordue") d’Itamar Vieira Junior, paru en 2019, Depois do silêncio nous emmène chez des communautés rurales de l'État de Bahia, dans le Nordeste. Accompagnées par un percussionniste, trois jeunes femmes, interprétées par des actrices afro-brésiliennes et indigènes, remontent le cours de l’histoire pour mettre au jour la survivance de l’esclavage dans la société contemporaine et le racisme structurel.
“I’m in the silence that’s suddenly heard
After the passing of a car”
Caetano Veloso, Neolithic Man
Nous sommes dans l’espace de la fiction. Le théâtre. Le sol est en bois. Les lumières sont artificielles. Le public est dans l’obscurité, séparé de ce qui se passe sur la scène.
Sur scène, il y a des personnes qui se comportent comme ceux qui sont en dehors du théâtre tout en sachant qu’ils sont bien au théâtre. Le texte, les images ne se produisent pas dans un autre temps. Ils ont été préparés, ils ont été répétés — maintes et maintes de fois.
Nous, le public, prétendons ne pas être au courant de cette préparation. Nous payons un billet ou sommes invités à participer à une expérience. Au théâtre, l’expérience a un début, un milieu et une fin. Beaucoup accompagnent l’évolution d’une pièce ; d’autres attendent la fin. Lorsque la fin prend du temps (contrairement à la vie), ils restent silencieux, insatisfaits ; parfois, ils quittent le lieu.
À la fin d’une pièce, ou en abandonnant l’expérience, le public entre dans l’espace de la non-fiction. La rue. Le sol est fait de terre. Les lumières varient entre naturelles et artificielles. Il n’y a pas de public à l’extérieur, même si nous pouvons nous observer mutuellement. Dans la rue, nous opérons comme des personnes extérieures à la fiction. Nous emportons avec nous les effets de la fiction— contaminés par les voix, les images d’un lieu clos. Marcher acquiert un sens qui n’est plus limité aux lois du déplacement.
Il existe une séparation sensorielle entre les expériences vécues sur la terre et sur le bois. Mais en prenant conscience des deux espaces, le corps pourrait-il continuer à séparer ce qui leur est propre ?
Dans Depois do silêncio (Après le silence), les personnes racontent l’histoire de leur vie et de leur environnement. Sur le bois, ces personnes sont appelées « comédiens » ; sur la terre, « communauté ». Même avec un nom diffèrent, ils continuent à être les mêmes. Une partie du public regarde et écoute ce qu’il connaît déjà (sur la terre) ; d’autres découvrent ce qu’ils ne connaissent pas (sur le bois).
Sur le bois — l’espace de la fiction développé il y a des siècles —, nous pouvons expérimenter, problématiser ce qui existe en dehors de lui. Et lorsque ce qui existe à l’extérieur appartient à un autre continent, la distance entre les lois du dehors et celles du dedans est sublimée, la curiosité remplace l’engagement.
Nous vivons sur le bois ce qui est du bois. Nous vivons sur la terre ce qui appartient à la terre. Les deux expériences sont mélangées dans le corps de ceux qui voient ou exécutent.
Des expériences de la terre que nous pensions ne pas pouvoir observer dans le bois — parce que secrètes, protégées — ont été vues. Ils étaient là. Devant nous. Des phénomènes réservés à un public d’initié sur terre ont été mis à nu sur le bois. Mais nous ne percevons pas, dans cette expérience, la nudité de celui qui ne sait pas de quoi il parle ; nous voyons, sur le bois, la nudité de celui qui est nu sur terre.
Le choc, le malaise, la volonté de protéger le mystique, le besoin de justice ont survolé le théâtre en même temps que la question : « Et si cette pièce était présentée sur la terre où elle a été récoltée, le bois existerait-il encore ? »
(Article en portugais : « Terra e madeira« )
Wagner Schwartz, chorégraphe et écrivain
Après le silence, d’après le roman « Torto Arado » d’Itamar Vieira Junior, texte et mise en scène Christiane Jatahy, en portugais, surtitré en français, au Centquatre-Paris (du 23 novembre au 16 décembre)
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