Encyclopédie de la parole, Suite N°2
06/12/2016
Avec Suite N°2, une œuvre menée dans le cadre de l'Encyclopédie de la Parole - Joris Lacoste prouve encore une fois que le travail de l'acteur-interprète n'a rien à envier à celui du chanteur lyrique ou du sportif de haut niveau, tant en termes de rigueur et de précision, que d'engagement physique et mental. Mais au-delà de cette exigence technique, c'est l'ambition politique et esthétique de ce nouvel opus qui fait la puissance de cette proposition.
Avec Suite N°2, une œuvre menée dans le cadre de l’Encyclopédie de la Parole – Joris Lacoste prouve encore une fois que le travail de l’acteur-interprète n’a rien à envier à celui du chanteur lyrique ou du sportif de haut niveau, tant en termes de rigueur et de précision, que d’engagement physique et mental. Mais au-delà de cette exigence technique, c’est l’ambition politique et esthétique de ce nouvel opus qui fait la puissance de cette proposition.
Après la remarquable interprétation en solo proposée par Parlement et le jouissif travail sur l’unisson mené au sein de Suite N°1 « ABC », Joris Lacoste ouvre ici une exploration des possibles offerts par le montage opératique et l’entrée en résonance des discours simultanés : mêlant une diversité de langues et de prises de parole allant du message de répondeur au discours militant, religieux, New Age, politique, sportif, publicitaire, ce spectacle nous confronte à la fragmentation de la pensée au cœur de notre vie et à la multiplicité des discours qui en permanence nous informent, nous transforment, nous anamorphosent.
L’art de l’interprète ne se limite pas ici à une imitation du réel – c’est à l’incarnation d’une parole que nous assistons, au moment où la parole prend chair. Loin de nier la singularité de la personne qui l’incarne, ce qui fascine au contraire, et nous tient en suspens, c’est cet endroit de convocation singulière, propre à chaque comédien-ne.
Dans cette exigence de précision, le metteur en scène ne plaque pas un sens pré-déterminé qui orienterait notre écoute. Il laisse ainsi à chaque spectateur la liberté de ré-interroger les enjeux et l’impact que certaines paroles ont eus dans nos vies. C’est dans un état de concentration intense que nous écoutons le discours de George W. Bush en 2003 déclenchant l’intervention en Irak, tout en mesurant les conséquences de ces mots sur la situation actuelle, du Proche Orient jusqu’à la Porte de Saint-Ouen.
C’est dans la même attention que nous entendons les propos du ministre de l’économie du Portugal se mêler à des crises intimes et familiales, et à nos guerres absurdes face à des opérateurs téléphoniques dont la politesse et la dépersonnalisation nous donnent des envies de meurtre. Mettant ainsi en abyme la coexistence de l’anecdotique et du tragique, mixant en permanence humour du dérisoire et du désespoir – tout ce qui fait l’intensité indicible de chaque journée d’une existence : seuls face au monde et dans le monde.
Raconter aussi ce moment : un acteur incarne un adolescent londonien prenant la parole lors d’une grève lycéenne. Il dit son refus d’être réduit à un cliché, et réfute l’idée de son appartenance à une génération post-idéologique, lobotomisée par Facebook et la télé-réalité. En surtitres apparaissent les mots « applaudissements » – dans la salle un groupe d’étudiants écoute. Certains décident d’applaudir. Et il est très clair que ce geste n’est pas la réponse automatique à une injonction de talk-show, mais bien un acte choisi, assumé. Ils sont dix et ils applaudissent. Et cet acte est tout sauf un geste de suivisme.
Corps traversés des acteurs et des auditeurs, ordonnancement musical de haut vol au sein de cet opéra de paroles qui rend aux mots leur valeur performative première – dans ce lieu du théâtre où la parole fait acte, de la mystique des stades de foot à la logorrhée intempestive de notre voisin de métro, qui livre pêle-mêle conneries éhontées et vérités étourdissantes – mais dont on ne peut nier la puissance poétique.
Se rappeler collectivement le pouvoir des mots – qui nous blessent et nous guérissent, qui nous détruisent et nous sauvent – Se souvenir que « parler n’est jamais neutre *» et rarement inoffensif. Proposer une écoute débarrassée des opinions pré-formatées, offrir un espace de redécouverte des énonciations qui font de nous des êtres vivants, animés, traversés.
Pendant une heure vingt, un public au-delà de la connivence, des interprètes exigeants, une forme à la fois ludique et critique nous incitant au questionnement et à la redécouverte de la puissance du verbe : dans sa dimension à la fois parasitaire, active et magique. Que de bonnes raisons d’aller au théâtre.
Morgane Lory, Autrice, metteuse en scène, Compagnie Le Don des Nues, membre du Collectif Open Source.
*Référence à l’ouvrage Parler n’est jamais neutre de Luce Irigaray, Editions de minuit
Encyclopédie de la parole, Suite n°2, de Joris Lacoste, du 13 au 15 décembre au Nouveau Théâtre de Montreuil
Composition et mise en scène, Joris Lacoste
Création musicale : Pierre-Yves Macé
Assistance et collaboration : Elise Simonet
avec Vladimir Kudryavtsev, Emmanuelle Lafon, Nuno Lucas, Barbara Matijevic, Olivier Normand
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