Morgane Lory & Céline Champinot (2)
20/01/2017
Que se passe-t-il lorsque deux autrices-metteuses en scène, évoluant dans deux univers créatifs aussi singuliers que ceux de Morgane Lory et Céline Champinot, se rencontrent sur le mode Parleuses ? Elles laissent entrevoir l’espace fragile de la création en questionnant le genre, le rapport à l’écriture, au réel, au politique, etc. Deuxième volet de ce bel entretien !
Que se passe-t-il lorsque deux autrices-metteuses en scène, évoluant dans deux univers créatifs aussi singuliers que ceux de Morgane Lory et Céline Champinot, se rencontrent sur le mode Parleuses ? Elles laissent entrevoir l’espace fragile de la création en questionnant le genre, le rapport à l’écriture, au réel, au politique, etc. Deuxième volet de ce bel entretien !
« Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien. Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait constituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre. S’arranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d’Hadrien, coïncident avec ce qu’eussent été ses propres oublis. » Marguerite Yourcenar, Carnet de notes de « Mémoires d’Hadrien »
Partie 2 : Prophétie et science-fiction : la Gynoïde est l’avenir de l’Homme.
Morgane : Est-ce que tu veux parler de ton nouveau projet ?
Céline : Je travaille sur la Bible. Le titre du spectacle c’est « la Bible, vaste entreprise de colonisation d’une planète habitable » Je pars sur plusieurs pistes qui ont plusieurs origines.
Une première origine c’est ma dispute avec Dieu, ou avec ce que j’appelle plus volontiers ce « Grand dehors » effrayant. J’ai des disputes avec ce Dieu-là et avec le tout début de ce texte biblique. Dans cette prophétie qui raconte une histoire, comme toute prophétie, ça parle de l’avenir. Et elle contient toutes les cartes du monde dans lequel on vit aujourd’hui.
Dieu crée le monde, puis l’homme, puis il l’ouvre pour en sortir la femme, puis il dit « colonise la terre, soumets-la ! Toutes les plantes, tous les oiseaux, je te les donne, soumets-les. Je te donne tout. » J’ai des problèmes avec les fondements mêmes de ces textes.
Cette dimension de la prophétie me semble intéressante pour le théâtre. Et puis il y a l’Evangile de Jean « Au commencement était le Verbe » – ce rapport performatif m’intéresse.
J’avais aussi envie de m’intéresser à la science-fiction. Pour moi, prophétie et science-fiction sont liées. La Bible c’est l’affaire d’une petite colonie de personnes qui vient coloniser une terre. La grande préoccupation c’est se reproduire : est-on fertile ou stérile, va-t-on pouvoir répandre sa semence ? Je veux ma descendance aussi nombreuse que les étoiles dans le ciel, c’est comme une fièvre qui s’empare des colonies de migrants en terre d’exil. Est-ce que je vais pouvoir coloniser cette terre ou non ?
Il y aussi la question de la reproduction du vivant, la question des troupeaux, de la mutation génétique. C’est déjà présent dans la Bible. Et puis dans le nouveau testament, il y a la question de l’empathie : qu’est-ce qu’être humain ?
J’ai un petit trip avec les humanoïdes : androïdes et gynoïdes.
Les gynoïdes ?
On a l’habitude de parler d’androïdes. Mais comme dans la Bible on tue les bébés mâles pour qu’ils ne prennent pas la place de Pharaon ou d’Hérode – au bout d’un moment, dans mon histoire, les humanoïdes femelles règlent le problème avec des spermatozoïdes femelles. Donc la colonie qu’il me reste est une colonie gynoïde.
C’est un peu le projet de Valérie Solanas dans Scum Manifesto –qui définit notamment les hommes comme une espèce génétique totalement dégénérée, dont il faudrait se débarrasser. Dans sa dernière édition, la post-face est écrite par Houellebecq. Or les Particules élémentaires, c’est une réponse au Meilleur des Mondes, à la question de la fin de la reproduction sexuée, même de l’accouplement. Dans Scum comme dans les Particules, il y a ce rapport à la fois politique et génétique à la reproduction sexuée et asexuée.
Une de mes références, c’est un roman de science-fiction écrit par une américaine, Joanna Russ, qui s’appelle L’Autre moitie de l’homme. Il est assez dur à trouver mais il est dingue : il y a un autre espace-temps, qui s’appelle Loin-temps. C’est une autre version de la Terre, où il n’y a que des femmes. Elles sont toutes lesbiennes. Elles apprennent à naviguer dans le temps, et elles envoient l’une d’entre elles. Dans l’écriture, on ne sait jamais qui parle. C’est vraiment intéressant en matière d’hybridation.
Quelles sont les autres pistes de départ de ce projet d’écriture ?
Il y a la question de la colonisation, que je ne peux pas aborder directement à travers le conflit israëlo-palestinien. Je l’aborde à travers la Chine-Afrique, parce que c’est une colonisation insidieuse au sein de laquelle les colons chinois qui s’installent en Afrique aujourd’hui ne sont pas traités mieux que les Africains eux-mêmes, contrairement à la figure de l’expat occidental que l’on connaît bien. C’est une colonisation qui se dissimulait jusqu’ici sous des enjeux économiques, « influence sans ingérence » mais les chinois viennent d’implanter à Djibouti leur première base militaire. Je travaille sur Shanghai comme ville archétypale des grandes villes qui sont détruites dans la Bible comme Sodome et Gomorrhe, ou Babel. Et je travaille sur Djibouti que je transforme par glissements de langage en planète à coloniser. Djibouti devient donc une planète.
Tu utilises le nom des villes réelles, et est-ce que tu t’appuies sur d’autres éléments de cette réalité économique migratoire ?
Djibouti étant au bord de la mer Rouge, c’est très intéressant pour mon histoire biblique. J’utilise également le détroit de Bab el mandeb, situé en face du Yémen ; et qui est également appelé la Porte des lamentations. C’est une zone d’action des pirates somaliens, qui attaquent notamment les bateaux chinois.
Je parle au départ de la République populaire, qui au fur et à mesure n’est plus qu’une République : un peu comme dans Star Wars la République devient un empire colonial. Mais comme dans Vivipares, je vais très vite. J’aime pas trop répéter les choses et m’appesantir. Le spectacle sera court. Ce sera très dense, pas plus de deux heures.
Je travaille également sur la reproduction du vivant, j’emprunte à Philip K. Dick la notion d’Argus, du prix des animaux.
Tu peux préciser cette notion ?
Dans le film Blade Runner, on ne voit pas tellement cet enjeu des animaux électriques, mais l’un des grands enjeux du roman qui a inspiré le film (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?) c’est de posséder un animal. C’est ce qui coûte le plus cher. Comme tout le vivant est mort sur la planète, avoir un animal et faire reproduire cet animal – avoir une jument enceinte, c’est un truc de ouf. Et ne pas avoir d’animal, c’est tellement honteux que certains s’achètent des animaux électriques, ils économisent, mais ils sont un peu dégoutés de ne pas avoir de vrais animaux.
A ce stade d’écriture, j’ai trois entités : la République populaire et ses réfugiés (réfugiés/colons), les androïdes organiques et enfin la figure de Pharaon qui est le chef des autochtones : c’est un personnage ambigu qui veut croire que la chance de Djibouti réside dans son développement via un partenariat de type néo-colonial.
Les androïdes organiques sont proposés aux réfugiés qui émigrent comme créatures de compagnie.
Parce que la solitude est terrible pour les colons. Ces androïdes organiques sont encodés et fabriqués par un scientifique. Mais suite à une dispute au sujet de la colonisation de Djibouti par la République, leur fabriquant, David Xiaoping décide de libérer le code source. Celui qui dit le code, dit la loi. Une fois que le code source est libéré, on peut faire ce qu’on veut.
J’aborde aussi la question des lois éthiques et de l’intelligence artificielle, propriétés de Google, Facebook etc. parce que ce sont les seuls à faire de la recherche sur ces sujets et qui ont assez de thune pour le faire.
Je suis donc à ce moment où les androïdes sont libérés. On a beau détruire les mâles, il reste les femelles, qui se reproduisent par elles-mêmes. Elles en mettent plein la gueule aux autochtones, ce à quoi personne s’attendait, parce que c’est des femmes. J’en suis au moment de la traversée de la Mer Rouge, qui est une faille spatio-temporelle, permettant d’aller vers une autre planète, qui s’appelle Jéricho.
Les médias parlent beaucoup des migrants syriens. Mais ici, à Stalingrad, dans tous les camps qui ont été démantelés depuis deux ans, la grande majorité des migrants sont africains. Il n’y a quasiment pas de Syriens. La plupart viennent de la région que tu évoques : Somalie, Érythrée, Soudan. Ce que tu décris de la figure de Pharaon résonne avec une réalité dans les régimes dictatoriaux africains actuels, où la forme même des dictatures est une résultante de la colonisation européenne.
La figure de Pharaon est très dure à écrire parce que je lui écris des passages où il défend la colonisation. Il est le seul à la défendre. J’imagine un Pharaon attaché, les mains derrière le dos sur une chaise, qui se trouve à défendre les questions de colonisation en considérant que c’est la seule chance pour Djibouti. « Depuis la fin des années 60 on dirait qu’on travaille nous-mêmes à notre recolonisation (à cause des épidémies, génocides etc.) » Le peuple lui renvoie qu’il ne peut pas défendre la colonisation, parler d’influence sans ingérence…
Quand tu parles de Djibouti, ça n’est pas qu’une création fantasmagorique. Tu t’inspires du vrai pays.
Je pars de sa situation réelle, sa situation géopolitique, géographique : par exemple les forêts primaires. Il y a un tourisme autour de ça « Djibouti, venez vivre la naissance du monde » : il y a des requins-baleines, des forêts, des plages incroyables. Et à la fois c’est une des routes commerciales les plus dingues au monde, avec cette base militaire chinoise, ses pirates. C’est un carrefour géopolitique et une zone géologique très riche. Donc je pars de ça. Le glissement se fait par le langage, et Djibouti devient une planète fantasmagorique.
Comment on écrit : « embrasser ce qui nous dépasse »
Cela fait donc un an que tu as commencé à écrire. Peux-tu revenir sur ce processus et ses différentes phases ?
Cela fait environ deux ans que je travaille sur le projet. J’ai commencé par lire toute la Bible. Les premiers mots ont dû être posés il y a environ un an. C’est un temps assez mal construit en fait ! Je lis l’actualité, j’erre sur internet. J’écoute beaucoup la radio. Et parfois, je me dis que certaines choses font écho avec mes problématiques, alors j’entreprends de travailler. Mais c’est très long et fastidieux.
Sur quelle traduction de la Bible as-tu travaillé ?
J’ai travaillé sur la traduction de Chouraqui, qui est la plus poétique, mais aussi la plus ardue. J’ai travaillé aussi par curiosité sur la nouvelle traduction qui a été écrite par des écrivains, et évidemment celle d’Henri Meschonnic. Mais, ça n’est pas la plus intéressante pour moi, parce qu’elle est poétique sur le flux, plus que sur le mot. Cela m’est moins utile, puisque je recrée mon propre flux. C’est surtout les richesse des mots, des différentes traductions qui m’intéresse.
Est-ce que Dieu parle dans ta ré-écriture ?
Dieu ne parle pas, Dieu n’existe pas. Ce n’est qu’une affaire d’hommes. C’est pour cela que ce n’est pas non plus une affaire de religion. En tous cas, à ce stade, je parle à Dieu, je me dispute avec lui, avec moi-même. Durant les quinze première pages, cette dispute est un long texte, comme une chanson de gestes, avec un « Je » unique, c’est moi.
J’ai fini par créer des personnages à partir des disputes que je crée dans ma tête.
Ce premier texte sera interprété par une seule personne ?
Non, il sera entièrement réparti de manière chorale.
Est-ce que tu construis la fiction au fur et à mesure ? Ou est-ce que tu as un plan ?
Je sais ce que je veux dire. Je sais par exemple que je voudrais terminer avec l’usage de la prophétie de l’Apocalypse comme outil de pression. Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. L’apocalypse n’existe pas, autrement qu’en tant qu’outil prophétique. Mais je ne sais pas comment aller vers cela. Parce que c’est le langage qui m’amène vers la manière de dialoguer ces choses. Je passe et je repasse sur les choses. Je commence par exemple par écrire une dispute, un débat politique. Et en relisant je vois que telle partie appartient à tel parcours, alors je nomme les personnages.
De toute façon, ça n’est pas écrit d’un trait, c’est très fastidieux. Chaque ligne coûte. Actuellement, j’ai une quarantaine de pages écrites, et les parcours commencent à peine à se dessiner.
Quand tu dis que c’est fastidieux, c’est une question qui m’intéresse : c’est très évanescent cette question du travail d’écriture… On ne sait pas comment les gens écrivent. On connaît nos propres difficultés, mais on ne sait pas comment le voisin fait ! Qu’est-ce qui te donne cette sensation que l’écriture est fastidieuse ?
Je pose très peu de mots sur le papier. Je peux passer trois heures sur une demi-page. Il y a la question de la musicalité de la langue, mais aussi qu’est-ce que ça raconte, qu’est-ce que j’ai à dire, à quoi ça fait référence ?
Quand tu parles d’une journée où tu écris, tu saurais dire le temps que tu passes consacré à ce geste, quand bien même pour une demi-page ? C’est quoi un bloc de temps d’écriture pour toi ?
Je passe beaucoup de temps à écrire, à effacer, écrire/ effacer, écrire/ effacer…Plusieurs heures. Les jours où je me dis « aujourd’hui, je vais à la bibliothèque et j’écris », je touche beaucoup le clavier de mon ordinateur. Je pense que je tiens environ 4 heures.
Une durée de répétition c’est très concret, en matière théâtrale. J’ai rencontré le membre d’un collectif d’auteurs, le collectif Pétrole. Il parlait des écrivains comme des derniers maillons de la chaîne théâtrale. Je trouve que c’est très vrai. Il y a un besoin de texte, malgré tout, malgré l’existence des écritures de plateau. Mais ce temps de travail est assez peu considéré.
Quand tu dis que tu sais déjà le format, ce sera moins de deux heures. C’est indépendant du geste de ce qui s’invente ? C’est ce que tu ressens par rapport à là où tu en es ?
C’est par rapport à ce que je suis capable de fournir comme effort. Pour le moment, je ne peux pas fournir plus de 60 pages.
Tu en as déjà 40… donc tu as le sentiment que tu es déjà assez avancée, ou il va y avoir beaucoup de ré-écriture ?
Je suis un petit peu rassurée. Mais 20 pages, c’est encore beaucoup. Il y a toujours cet enjeu de la qualité de la langue, de la qualité de ce qu’il y a à jouer pour les actrices, des dialogues, des situations. Je veux que ce soit jouable et que ça fasse kiffer les actrices, mais il y aussi la question de la qualité politique et poétique. Qu’est-ce que je propose pour ce monde ? Et là-dessus, je m’arrache les cheveux. C’est difficile. Des fois j’ai peur d’écrire des trucs dangereux à force de chercher l’ambiguïté, tout le temps…
Est-ce que c’est grave que ce soit dangereux ?
Aujourd’hui, beaucoup d’érudits considèrent que les grands continuateurs de la narration théâtrale sont à chercher du côté des séries. House of Cards serait l’équivalent d’une épopée shakespearienne. Il y a une vérité derrière ça : quand Shakespeare écrit pour six heures de spectacle, il peut atteindre un certain degré de complexité dans l’intrigue, qui n’est a priori pas accessible en 1h30 – si ce n’est par l’hybridation, c’est à dire en compensant par la densité, le différentiel de champs et de niveaux.
Marguerite Yourcenar a mis 25 ans à écrire les Mémoires d’Hadrien. Soit tu peux t’entourer d’une équipe qui t’aide : dramaturge, pool de scénaristes hollywoodiens, alors tu peux faire un gros travail de recherche et écrire sur des sujets complexes en moins d’un an. Soit t’es seul – et ça prend des années… Ca me paraît très important d’assumer des formes théâtrales qui entendent embrasser des choses qui nous dépassent. C’est sûr que tu te confrontes à la difficulté de faire coexister des enjeux politico-historiques sur un format court, mais c’est ça qui est génial.
Et c’est pour ça que ça prend tout ce temps. A partir du moment où on n’a pas les moyens du pool de scénaristes. C’est aussi pour ça qu’il y a des emprunts faits à d’autres dans l’écriture.
Qu’importe. Les idées n’appartiennent à personne. L’acte de création est dans l’agencement en lui-même… En répétition, tu reviens sur le texte ?
Quasiment pas, parce que c’est j’estime que c’est le job des actrices de trouver les solutions. Je laisse des trous pour ça, pour que leur créativité s’exerce. Les fois où j’ai retouché le texte en cours de répétition, je l’ai regretté. Parce qu’on rendait le texte responsable, au lieu de continuer à inventer.
Propos recueillis par Morgane Lory, autrice et metteuse en scène, Cie DDN
Commentaires